Il y a des spectacles qui vous happent, non pas par leurs effets de mise en scène ou leurs punchlines bien ficelées, mais par ce qu’ils racontent de l’intime, de l’invisible, de ces liens familiaux qu’on passe parfois toute une vie à tenter de démêler. Le dernier spectacle d’Alex Lutz, Sexe, grog et rocking-chair, fait exactement cela. Il nous prend doucement par la main pour nous emmener dans un voyage intérieur, où l’humour cohabite avec la douleur, et où un père disparu hante les souvenirs autant que les silences.
Tout commence par un deuil. Décembre 2022. Alex Lutz perd son père, Gérard. Sur Instagram, il partage un message simple, beau, déchirant : « Papa, tu viens de nous quitter aujourd’hui. Je te chercherai dans tous les ciels. Dans tout ce qui me dira que tu es là. Je t’aime. » À ce moment-là, personne n’imagine encore à quel point cette perte va devenir le moteur d’un futur projet artistique. Et pourtant, deux ans plus tard, c’est bien cette absence qui irrigue la scène.
Un père, une montagne de souvenirs, et un tas d’affaires
Dans ce nouveau spectacle, Alex Lutz ne raconte pas son père directement. Il l’évoque à travers des métaphores, des morceaux de poésie, des éclats d’humour et surtout une présence physique très marquée : un énorme tas d’affaires, au centre de la scène. Cet amas d’objets, de cartons, de souvenirs en désordre, ce n’est pas juste un décor. C’est une métaphore. Celle du syndrome de Diogène, ce trouble dont souffrait Gérard.
Et c’est là que l’histoire prend une dimension universelle. Parce que le syndrome de Diogène, on en parle rarement autrement que dans des faits divers ou des reportages un peu sensationnalistes. On le résume trop souvent à des intérieurs insalubres, des montagnes de détritus, des gens “qui laissent tout s’accumuler”. Mais ce que montre Alex Lutz, avec beaucoup de finesse et de pudeur, c’est la souffrance qui se cache derrière ce désordre.
Mais c’est quoi, exactement, le syndrome de Diogène ?
Pour ceux qui ne le connaissent pas, le syndrome de Diogène est un trouble complexe. Il ne s’agit pas simplement d’un manque d’hygiène ou de rangement. Les personnes qui en souffrent ont souvent vécu des traumatismes profonds. Elles perdent peu à peu le sens des priorités, s’isolent, refusent toute aide extérieure. Et surtout, elles accumulent. Des objets, des papiers, des souvenirs, parfois des choses sans valeur. Mais dans cette accumulation, il y a souvent une tentative désespérée de combler un vide.
C’est exactement ce que l’on ressent dans le spectacle d’Alex Lutz. Ce tas d’objets devient un personnage à part entière. Il tourne autour, s’y glisse, l’observe, comme s’il cherchait à comprendre. Chaque élément est porteur de sens, chaque boîte fermée pourrait contenir un secret de famille, un regret, un mot jamais dit.
Un désordre qui parle d’amour
Ce qui bouleverse, c’est que Lutz ne juge jamais. Il ne cherche pas à régler des comptes. Il évoque simplement un père “en biais”, comme il le dit si bien, un homme qui a vécu en marge, qui n’a jamais trouvé sa place, mais qui aimait, à sa manière. Et c’est peut-être cela, le cœur du spectacle : comprendre qu’on peut hériter du désordre sans rejeter celui qui l’a laissé.
Dans une séquence particulièrement forte, il confie : « J’aimais bien avec ta vie en biais ton regard de travers, et avec ta vie de travers, j’aimais bien ton regard en biais. » Ces mots, tout simples, contiennent tout : la tendresse, la douleur, la complexité du lien filial. Parce qu’aimer quelqu’un qui souffre d’un trouble psychique n’est pas toujours évident. Parce que vider une maison pleine à craquer n’est pas juste un geste logistique, c’est un acte de deuil, un geste de réparation.
Quand l’art devient une façon de faire le tri
Ce spectacle n’est donc pas un hommage classique. Ce n’est pas une thérapie non plus. C’est plutôt une tentative d’ordonner ce qui ne l’était pas. De remettre du sens là où il n’y avait que du chaos. Et c’est sans doute ce qui le rend si puissant.
À travers son travail artistique, Alex Lutz nous parle de nous, de nos silences, de nos héritages, de ces choses qu’on accumule parfois sans savoir pourquoi. Il met en lumière ce que les troubles psychiques laissent derrière eux, non pas pour choquer ou provoquer, mais pour rendre visible une souffrance trop souvent invisible.
Et si on en sort un peu plus ému, un peu plus compréhensif, un peu plus tendre aussi… alors c’est que ce spectacle a réussi sa mission.